Et le Président, réaliste, d’acquiescer : « Non, ça ne m’étonne pas, je le savais. » Tout le monde le savait :Yann Andréa, son dernier compagnon, qui fut le témoin de cette scène; les quelque deux millions de lecteurs de L’Amant, prix Goncourt 1984, et tous ceux qui, dans les années 1980, savaient de près ou de loin l’actualité. Duras est alors omniprésente sur la scène publique et médiatique. Elle s’entretient longuement avec François Mitterrand pour L’Autre Journal, mène l’enquête sur l’affaire Villemin pour Libération (cette Christine V., « sublime, forcément sublime » qu’elle considère comme un hybride de Médée et de Mme Bovary), témoigne au procès Barbie et s’entiche de Bernard Tapie . Avec un aplomb qui en agacera plus d’un, elle n’hésite pas à discuter du sort d’Haïti avec Duvalier, despote de sinistre mémoire, ou à esquisser une métaphysique du football avec Michel Platini, en qui elle voit un « Ange bleu ». Ainsi s’écrivait la gloire de Duras, qui fut toujours une femme engagée dans son temps, qu’il s’agisse des grandes causes politiques — de la Résistance à Mai 68, de l’indépendance algérienne au combat féministe, — ou des drames et passions ordinaires, de tous ces faits divers qui font battre le cœur des midinettes et qu’elle saura travestir en autant de récits mythiques. Le mot-trou Dix ans après sa mort, la voix de Duras continue de retentir avec autant de force et de séduction. «Moderato Cantabile». Ce n’est certes pas une petite musique, plutôt une vaste chambre d’échos où elle aimait discerner le son d’un « gong vide ». Dans ses romans, ses films, ou ses pièces de théâtre, le même charme opère : un chant de sirène, reconnaissable entre tous, qui invite au naufrage. Procédant par ellipses, rappels, réminiscences, Duras évide ses personnages plus qu’elle ne leur donne corps, elle les promène tels des somnambules dans des espaces en déshérence, les abreuvant de rêves, de chimères, de divagations léthargiques. Ce dédale propre aux contes finit face à l’abîme. Confrontée à l’impossibilité de décrire les choses dans leur vérité élémentaire, Duras bute sur le mot manquant, sur ce «mot-trou» qu’elle évoque dans «Le Ravissement de Lol V. Stein», «mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés ». D’où cette œuvre creusée comme on le ferait d’une tombe, à coups rapprochés, visant au plus juste, au mépris des liaisons et des subordinations, pour mieux y enfouir la juxtaposition et le fragmentaire. «Il y aurait une écriture du non- écrit. Un jour ça arrivera. Une écriture brève sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Égarés. Là, écrits. Et quittés aussitôt », dit-elle dans Ecrire. Le véritable et le reste «Voilà pourquoi Duras est lue avec tant de ferveur. Pour rien. Pour cette expérience unique qui guida son écriture, ainsi qu’à Trouville où elle aimait regarder la mer, jusqu’au rien», écrit Jean-Louis Hue, directeur de la rédaction du Magazine littéraire dans son éditorial intitulé "Jusqu’au rien". N’est-il pas illusoire pour le biographe d’établir une chronologie des faits de la vie de Duras, alors que l’écrivain a vécu le réel comme un mythe ? Peut-on écrire la biographie de Marguerite Duras ? On le peut, bien entendu, selon les canons du genre : la reconstitution classique d’une vie jalonnée de dates et de moments clés, d’événements et de rencontres, grâce à une enquête serrée dans les archives et auprès des témoins. Avec le risque d’écrire un livre le moins « durasien » possible, le plus éloigné de sa vérité profonde. Duras est de ces écrivains qui se veulent tout entiers dans leurs textes. « Ce qu’il y a dans les livres est plus véritable que l’auteur qui les écrit », dit-elle. S’agissant de la relation d’une vie d’écrivain dans les détails, elle reste convaincue que ses livres suffisent. Selon elle, tout y est et qu’importe si ce n’est pas dans l’ordre. De toute façon, celui qui voudra capter cette région des ténèbres qu’elle nomme « l’ombre interne » devra s’atteler à écrire non pas l’histoire mais le roman de sa vie. D’autant plus qu’elle a vécu le réel comme un mythe, qu’elle s’est attachée à sculpter sa propre statue et qu’elle récuse par avance la prétendue cohérence de la chronologie. Comme s’il y avait deux sortes de vies : celle qui se voit et celle qui ne se voit pas. On mesure mieux le projet d’Alain Vircondelet, auteur d’un Duras sous-titré Biographie qui a paru en octobre 1991, aux éditions François Bourin. Son livre est celui d’un écrivain et non celui d’un historien. Une intransigeante de Saint-Germain-des-Prés Ses qualités ? Un vrai travail d’écriture, une grande familiarité avec l’œuvre, une recherche qui apporte des révélations sur certains aspects dissimulés par l’intéressée, une analyse dense mais légère des livres et des films essentiels, une fascination critique qui confère sa crédibilité à l’ensemble... Ses défauts ? Un style qui parfois oscille entre le lyrisme propre à l’auteur et quelques «durasismes » qui ne sont supportables que chez Duras, et encore (on ne compte plus les «oui» intempestifs en milieu de phrases)…des sources citées globalement plutôt que précisément (hormis quelques-unes tel le témoin Claude Roy, référence permanente),des aspects de sa vie professionnelle qu’une biographie plus traditionnelle n’aurait pas passés sous silence (les relations de Duras avec les éditeurs et les directeurs de journaux), une curieuse tendance à faire endosser par son héroïne ses propres convictions philosophiques (ainsi Vircondelet nous présente-t-il Duras comme une inconditionnelle de Pascal, une cathare sous l’Epuration, une grande mystique dès qu’elle prétend « voir » quelque chose, une janséniste de Port-Royal quand elle n’est qu’une intransigeante de Saint-Germain-des-Prés), une non moins curieuse propension à la qualifier en permanence de « juive » au motif que Duras voudrait endosser les persécutions des victimes préférées d’Hitler... Cela étant, Alain Vircondelet sait raconter car il aime ça. On se laisse immerger puis emporter par la vague, même si l’auteur semble parfois tiraillé entre la volonté d’écrire le roman d’une vie et la crainte de verser dans la vie romancée. «Tout est exact et vérifié», précise ce biographe qui, à la fin de son livre, devenu le plus durasien encore qu’au début, évoque « la vulgarité de la biographie ». Alain Vircondelet a dédié son livre à sa femme et à Marguerite Duras. En signe de «violente fidélité ». Thèse et synthèse Ce n’est pas la première fois que Le Magazine littéraire consacre un numéro spécial à Marguerite Duras, ce dernier lui dédia, en juin 1990, son n°278 avec toute la révérence qui se doit à une grande dame de la littérature. « Il est temps de sortir une œuvre faisant partie des plus novatrices et des plus lues du XXe siècle de l’anecdotique, du sensationnel et du débat médiatique dans lequel elle s’est trop souvent trouvée confinée. Malgré l’ampleur de son retentissement et la variété des domaines qu’elle englobe —roman, théâtre, cinéma et même journalisme — elle a suscité un certain nombre de thèses mais pas encore de véritable synthèse. Il est vrai que ses principes mêmes, en cassant impitoyablement toute structure narrative ou explicative, compliquent singulièrement l’exégèse. Il est vrai, par ailleurs, que son auteur rejette, comme appartenant au domaine de l’impossible, toute compréhension venue de l’extérieur : « Il n’ y a d’intéressant, a-t-elle dit à Dominique Noguez en 1983, que ce qui se passe en soi et qui n’est donc pas de nature narrative. On ne peut pas raconter ça». Entre le cri et le silence L’écriture de Marguerite Duras jaillit des profondeurs. Elle tente de traduire directement et brutalement le sensible, en refusant comme une trahison toute conceptualisation. Le mot est comme un son intermédiaire entre le cri et le silence, porté, au cinéma ou au théâtre, par la magie des voix. Le langage de Duras n’est pas l’expression d’une pensée mais celle d’états du corps. Il prend tout son sens dans un lieu mouvant — qu’elle définit comme celui de l’écrit — où réel et imaginaire fusionnent étroitement. Marguerite Duras est étrangère au réalisme, et plus encore à tout onirisme. Son écriture se veut une traduction directe de l’existence, dans l’intensité et la globalité de l’instant. Tout est dans tout, à chaque moment d’une écriture et d’une vie qui intègrent «La Douleur» du retour des camps de concentration, «L’Amour» confronté parfois à «La Maladie de la mort», l’innocence à la limite de la folie d’ «Emily L.» ou de «Lol V.Stein», les traces laissées par le souvenir de « L’Amant», les prises de positions politiques, ou la tentative récente pour retrouver, dans «La Pluie d’été», le monde lointain de l’enfance à travers l’étrangeté d’Ernesto et de sa sœur. Marguerite Duras poursuit son œuvre. Elle écrit et elle parle : « de tous, des choses. De tout », d’elle-même. «Elle utilise l’interview, cette forme privilégiée de la confession autobiographique, pour exprimer la part de l’expérience irréductible à l’écrit. Dans ce numéro, elle rend ainsi compte, entre autres, de ce qu’elle vient de vivre, ces cinq mois en état de coma dépassé. Là encore, on voit comment chez elle, tout fusionne à la limite de l’indicible, comment imaginaire et réalité se fondent dans un moment présent dont le conditionnel est comme le mode d’expression privilégié», écrit Aliette Armel. Dix ans après la mort de Marguerite Duras, Aliette Armel reprend sa plume comme pour nous faire revisiter ces «visages d’un mythe» et aussi pour nous faire reconsidérer les vraies dimensions d’une grande plume à l’échelle universelle: « Dix ans après sa mort, trois romans de Marguerite Duras sont au programme de l’agrégation et sa pièce Savannah Bay au répertoire de la Comédie-Française. Après le succès de L’Amant, Duras se déclarait « mondiale ». Son œuvre est désormais « patrimoniale », aux côtés de celles de Racine, de Michelet ou de Madame de Lafayette auxquelles elle fait souvent écho». Une parole vraie sur le monde Si son univers est fondé sur des éléments qu’elle revendiquait comme autobiographiques, la force de son écriture incantatoire leur confère le statut d’événements et de figures mythiques. Jusqu’aux derniers jours de sa vie, elle a entretenu la confusion, effacé les frontières entre le réel et la fiction. Dans la chambre noire de l’écrit, elle se livrait à des confessions violentes où de simples faits prenaient une dimension tragique. Son entourage ou des personnes mises en cause dans des faits divers se retrouvaient sous sa plume mères criminelles, frère incestueux ou amour menacé par « la maladie de la mort ». L’entreprise biographique de Jean Vallier intitulée «C’était Marguerite Duras, 1914-1945, tome 1(éditions Fayard) permet, par sa précision historique, d’établir les faits, de distinguer entre la réalité et la construction littéraire. Quant aux archives de l’IMEC, elles donnent la possibilité aux chercheurs de découvrir comment l’œuvre s’élabore, non pas dans l’évidence ni la fulgurance souvent revendiquée par l’auteur mais dans le travail patient d’un écrivain qui, derrière le souffle des mots, cherchait à faire entendre une parole vraie sur le monde», écrit Aliette Armel. Fathi CHARGUI Le magazine littéraire, n°513. Novembre 2011 |